vendredi 26 novembre 2010

• Le "je" avait cessé d'exister - René Barbier


Les petits poissons blancs
Ne dirait-on pas tout à fait
L'esprit de l'eau qui court ?

Konishi Raizan (1654-1712)

Il nous arrive parfois de rencontrer cette "inquiétante étrangeté" dont parle Freud très existentiellement. Mais, chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n'est pas de bonne augure. D'autres personnes plus ouvertes au "sentiment océanique" découvrent soudainement en elles-mêmes un horizon inimaginable. C'est l'expérience du bodhi de la sagesse orientale. Un "flash" qui bouleverse une vie. Les expériences vécues de "flash existentiel" sont innombrables. Qu'on se souvienne de l'épisode de la "madeleine" détrempée de thé de Marcel Proust ou Marcel Proust et de son sentiment de félicité à la vue du léger déséquilibre provoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour de l'hôtel de Guermanteslui rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de Saint-Marc à Venise . Il m'est arrivé, comme à beaucoup d'autres, de vivre ces instantanés de connaissance dans le cours de ma vie. Une fois dans une forêt, au pied d'un arbre dans ma vingtième année ; une autre fois dans le métro, au milieu de la cohue ; une autre fois à la mort de mon père ou encore au cours d'un rêve lucide à l'âge mûr. Cette intuition qu'une bribe de l'essentiel nous est révélée fait partie de l'existence quotidienne, pour peu que l'on sache écouter le moment exceptionnel sans avoir peur.

Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littérature ou dans la vie mystique. Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire nous fait participer à cet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d'exister et "... où le présent dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de privation ou de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; " Plus près de nous, à la fin du siècle dernier, le sage hindou Ramana Maharshi relate sa première et essentielle expérience spirituelle survenue en 1896 : "Ainsi donc en ce jour où j'étais assis seul, je me sentais bien. Mais tout à coup me saisit une peur de mourir sur laquelle il était impossible de se tromper... Le choc de cette peur... me rendit soudainement "introspectif" ou "introverti"... J'éprouvai toute la force de ma personnalité et même... le "Je" en moi, à part le corps... J'étais quelque chose de réel, de très réel, la seule chose réelle en cet état... Depuis ce moment le "Je" ou le "Soi" s'est tenu au foyer de l'attention par une fascination toute-puissante . On pourrait comparer l'expérience du Maharshi avec celle du psychologue Karlfried Graf Von Dürckheim, telle qu'il l'exprimait dans un dialogue avec A. C. Bhaktivedanta, Swami Prabhupada, du Centre rural de Francfort en 1974 :

- "durant la Première Guerre mondiale, lorsque j'étais jeune homme, j'ai passé quatre ans au front. Je suis l'un des deux officiers de mon régiment à ne pas avoir été blessé. Sur le champ de bataille, je vis la mort à maintes reprises. J'ai vu des hommes qui se tenaient tout près de moi être foudroyés, et la force vitale les quitter soudainement. Tout ce qu'il en restait, comme vous le dites, c'était un corps sans âme. Mais, lorsque la mort était proche et que j'acceptais le fait que j'allais peut-être mourir, je me rendais compte que mon moi était une chose totalement étrangère à mon corps... Cette expérience de guerre m'a profondément marqué. Elle a été le commencement de mon cheminement intérieur. " Je possède dans mes archives plusieurs cas cliniques de ce genre, d'ailleurs confirmés par de nombreuses et sérieuses enquêtes en parapsychologie.

1. La notion de "flash existentiel"

Les moments exceptionnels de vie décrits par certains mystiques, mais que nous avons tous connus plus ou moins, m'incitent à tenter une théorisation de ce type de vécu que je nomme le "flash existentiel".

Je préfère le mot "flash" à celui d' "insight" trop connoté par la psychanalyse freudienne. Le terme de "peak experience" (expérience des sommets) d'Abraham Maslow me semble trop statique. Le mot flash renvoie à un éclair photographique qui illumine, en un clin d'oeil, ce que risquait de rester dans la pénombre, ce qui ne pouvait être vu. Il présente l'intérêt d'être quotidien, d'appartenir à la vie de chacun d'entre nous. Car il s'agit bien de cela : le "flash existentiel" nous est donné à tous, à plusieurs moments de notre existence ; il suffit de savoir le vivre et de le laisser fructifier en nous pour changer le cours de notre vie. On trouve la notion de "flash" d'abord chez Michaël Balint pour désigner un nouveau type de relation médecin-malade : c'est le moment où un éclair surgit dans la relation médecin-malade et joue le rôle d'une reconnaissance de nature interprétative, capable d'opérer un renouveau, souvent lié au deuil du "défaut fondamental".

C'est E. Morin qui emploie la notion pour la deuxième fois dans son ouvrage sociologie (Fayard) en distinguant, en même temps, un balzacisme et un stendhalisme sociologiques : "Nous croyons en la nécessité d'un balzacisme et d'un stendhalisme sociologiques. Le balzacisme serait le sens de la description encyclopédique, le stendhalisme serait le sens du "détail significatif". A cela doit s'ajouter le sens de l'instantané ou flash" (p. 167).

Il s'agit bien d'un "instantané" existentiel qui révèle, d'un seul coup, la trame de l'itinérance d'une vie. Le flash existentiel participe à ce que Paul Watzlawick nomme "l'instant éternel" en empruntant une image d'écartement d'huile à la philosophie Zen. En général "notre esprit ne peut saisir le temps dans un sens parménidien de "total, unique, immuable et sans fin", sauf en des circonstances très particulières et fugitives, qu'à tort ou à raison on dit mystiques. " . Prenons l'exemple d'Arthur Koestler dans la cellule des condamnés à mort d'une prison espagnole : "(Il) passa sur moi comme une vague. La vague s'était formée sur l'émergence d'une phrase articulée, mais qui s'évapora tout de suite, ne laissant dans son sillage qu'une essence muette, un parfum d'éternité, un frémissement du trait dans le bleu. J'ai dû rester ainsi plusieurs minutes, en transe, avec une conscience indicible que "cela est parfait.. parfait" (...) Puis j'étais sur le dos, flottant à la surface d'un fleuve de paix, sous des ponts de silence. Il venait de nulle part et ne s'écoulait nulle part. Puis il n'y eut plus de fleuve et plus de "je". Le "je" avait cessé d'exister (...) Quand je dis "le "je" avait cessé d'exister" je me réfère à une expérience concrète qui est aussi incommunicable verbalement que la sensation ressentie à l'écoute d'un concerto pour piano, et pourtant tout aussi réelle - seulement beaucoup plus réelle. En fait, sa première marque est le sentiment que cet état est plus réel que tout autre éprouvé auparavant'".

En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion de flash existentiel : celle d'éclairement et celle d'instantanéité.

1. 1. L'éclairement

Par ce terme je voudrais désigner une prise de conscience spécifique qui peut être comprise comme un processus d'élucidation ultra-rapide conduisant à un état de lucidité. La lucidité n'est pas l'explication. Elle ne se réfère aucunement à l'analyse rationnelle des données du réel. La lucidité n'est pas plus la synthèse d'une multitude de fragments du réel reconstituant un univers de significations. Elle est autre chose, une sorte d'ouverture sur un autre système de vision du monde qui remplace, subitement, celui qui nous fondait jusqu'alors.

Elle apparaît comme bouleversante, restructurante. Quelque chose de soi-même se perd d'une manière définitive, aussitôt remplacée par une autre région de connaissance du monde. En même temps, on ressent une impression de vérité absolue, comme si notre destinée émergeait d'un chaos infini pour se donner à voir, l'espace d'une seconde, dans un ordre vital. Une certitude s'inscrit en moi : ce que je vis en ce moment ne pourra plus jamais être effacé, seulement dépassé par un autre flash existentiel. Cet instant éternel marque, d'une pierre blanche, mon cheminement ontologique. J'éprouve alors la conscience d'une vision d'un mouvement fondamental de l'être, de sa structuration.

La lucidité, c'est la conscience du mouvement lui-même se saisissant dans sa globalité et sa non-dualité. Instant contemplatif par excellence où l'agir et la réflexion sont suspendus au profit d'une perception de ce qui est, et se révèle à moi-même, pour moi-même. La lucidité barre le passage au bruit de fond, au superficiel. Elle engendre l'interrogation tout en suscitant l'ouverture vers la voie pertinente. Elle est à la fois mémoire et projet fondus sur la vague du temps instantané. En vérité, elle sort du temps pour s'inscrire dans l'événement absolu, sans observateur, sans observé, pur fait sans passé ni futur, dans la structure duquel "je" suis moi-même totalement inclus.

1.2 L'instantanéité

La seconde composante du concept de flash existentiel se révèle comme étant de l'ordre temporel. Le moment de lucidité est immédiat et sans épaisseur de temps. Tout se passe comme si la vision intérieure de la vie du sujet était donnée en un laps de temps qui, cependant, condense une temporalité passée et future d'une durée beaucoup plus longue. De nombreux témoignages existent prouvant cette instantanéité de la vision sur sa vie passée lors de situations cruciales pour l'être humain. On raconte que certains sujets en situation d'extrême détresse revoient leur vie depuis leur enfance en l'espace d'une seconde.

C'est souvent le cas durant les périodes d'agonie dues à une longue maladie ou à un accident. Ce bouleversement de notre notion occidentale du temps, si linéaire, rationnelle et progressive, ne va pas sans suggérer d'importantes interrogations philosophiques, d'autant que de nombreuses autres cultures pensent le temps d'une façon différente. Dans l'Inde védique, l'attestation d'un Temps indivisible et tout-puissant, au-delà du temps divisible et mesuré, vient au langage essentiellement par le truchement de l'hymne.

C'est dans la poésie et la tragédie que la Grèce antique présentera une conception d'un temps lié aux travaux quotidiens où l'ordre temporel et l'ordre moral sont indissolublement liés, dans une méfiance de la démesure, l'hubris, et dans l'idée d'un temps conçu comme "un dieu qui réconforte" au coeur d'une compréhension par la souffrance que chante le choeur dans Agamemnon d'EschyleC'est la conception islamique du temps qui s'oppose tout autant au temps cyclique qu'au temps linéaire. Conception temporelle telle une "saisie discontinue des instants ponctuels", "voie lactée d'instants" comme disait Louis Massignon, qui se présente "comme autant de points de tangence du temps humain et de l'éternité divine" écrit Louis Gardet. Ou encore, en Afrique Noire, chez les Bantou pour lesquels il n'existe pas de substantif théorique pour indiquer le temps comme dans la culture européo-américaine.

Chez les Bantou il n'est question que du temps de ceci et cela, du temps propice à ceci et cela. Comme le souligne Paul Ricoeur "la pensée bantoue offre l'idée d'un temps estampillé par l'événement" (p. 33). Mais c'est sans doute dans la tradition de la philosophie chinoise et dans les arts, la peinture et la poésie qui l'expriment que l'idée d'une "saveur du temps" est le plus remarquable, à travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée au rythme de la nature.

Pour les Anciens Chinois, comme l'exprime Claude Larre, dans l'ouvrage précité, "avant qu'on ne puisse parler de Temps, c'était l'Indistinction. Quand, au sein du Chaos initial, il n'y avait pas encore de Commencement, il n'y avait pas non plus de Temps.Temps et Commencement commencent en même temps et finissent en même temps : quand un être disparaît, ce qu'il était retourne à l'Indistinct, il finit et son temps finit avec lui " (p. 49). Mais, au-dessus du Temps, il y a le Tao sans commencement ni fin, dont tout provient et où tout retourne. De son côté Marie-Louise Von Franz constate que "la notion de temps aztèque est fortement contrastée, pour ne pas dire abrupte ; à tel moment, ce sont l'est et les forces positives qui dominent, à tel autre, le nord et la morosité ; aujourd'hui nous est favorable, mais on ne sait pas ce que le lendemain nous réserve".

La compréhension actuelle de la complexité de la notion de Temps nous invite à un relativisme culturel et à une réforme des modes et styles de vie qu'exprime nécessairement tout rapport au temps. Compte tenu de ce qui précède, il faut prendre très au sérieux l'existentialité fondamentale de tout instant vécu d'une manière bouleversante. Le flash existentiel plonge au coeur de cette interrogation sur le Temps par la tangente qu'il crée entre l'instant et l'éternité, le moment et ce que d'aucuns appelleront le divin.

On trouve chez le fondateur des derviches tourneurs, Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain de Saint-Louis, l'idée de l' "immédiateté" dans la connaissance mystique. Il s'agit d'une "intuition de certitude", vision comportant, seule, une certitude subjective absolue, ne laissant aucune place à une quelconque interprétation. Cette intuition mystique s'ouvre comme un "aperçu". Elle est "saisie fulgurante", un "allumage de la connaissance au moyen d'une image spirituelle qui y flambe", "qui s'avive en flambant dans le subliminal" ; dans une telle "expérience immédiate", le sentiment du temps est aboli. Cette instantanéité existentielle s'accompagne d'un sentiment de "présence" trancendantale d'une jouissance extrême. "Plus profondément encore - écrit Eva Meyerovitch - il (Rûmî) définit la présence comme "présence à soi-même" - et l'on peut évoquer ici la co-naissance de Claudel, aussi bien que la définition par Al Hallâj de la Sagesse ésotérique : "La Sagesse (ma'rifat), c'est l'introduction graduelle de la conscience intime (Sirr) parmi les catégories de la pensée", c'est-à-dire, "la présentation du "subconscient" dans le domaine de la réflexion" . Plus encore cette instantanéité perceptive et intuitive révèle soudainement le sens exact possédé par chaque catégorie de perception. Il s'agit bien de l'ouverture de l' "oeil intérieur" qui est l' "oeil du coeur" : devenir tout entier regard par une sorte de transmutation spirituelle qui conduit à l'unité de la psyché.

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